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Bambi donne une interview au magazine de mode SSAW

Bambi (Marie-Pierre Pruvot) Photographie : Johan Sandberg / Styling : Patrick Weldé pour SSAW
Bambi (Marie-Pierre Pruvot) Photographie : Johan Sandberg / Styling : Patrick Weldé pour SSAW
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Pour le magazine biannuel SSAW, Marie-Pierre Pruvot (Bambi) donne une longue interview menée par Rose Vidal.

Interview menée par Rose Vidal traduite en français

Vous avez peut-être entendu sa voix à la radio française ou vu son visage dans des films comme le documentaire Bambi (2013) de Sébastien Lifshitz et I am a Woman now (2012) de Michiel Van Erp. Vous avez peut-être même tenu ses livres dans vos mains ou l’avez vue à la télévision. Mais Bambi n’a pas toujours connu une telle renommée, même si elle a débuté très jeune sa carrière comme danseuse tête d’affiche du cabaret parisien dans les années cinquante. Peu importe à quel point Bambi était emblématique à l’époque, la société n’était tout simplement pas prête à accorder à une femme transgenre la reconnaissance qui lui revient en tant qu’artiste.

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Ainsi, lorsque Bambi a quitté le cabaret au milieu des années 70 pour s’intégrer dans la société comme elle l’entendait bien, cela signifiait laisser son passé de cabaret derrière elle pour se concentrer et préserver sa carrière de Madame Pruvot, professeur de littérature au lycée.

S’attendait-elle à ce que cinquante ans après la société française change d’avis et lui témoigne un regain d’intérêt ? Quoi qu’il en soit, Bambi a saisi l’occasion pour rassembler les nombreux chapeaux qu’elle a portés tout au long de sa vie. Si elle détient des témoignages très précieux et uniques de la vie nocturne parisienne des années 50 et 60, on veut désormais aussi entendre son parcours unique de star – de la nuit et des paillettes, mais aussi de l’élégance raffinée qui la caractérise de la scène au podium de la classe. Une étoile apparue pour la première fois dans le secret de la nuit et dont la lueur persistera pendant des années-lumière.

Rose Vidal : J’ai rencontré Bambi dans son appartement à Pantin. Nous sommes maintenant dans son salon, où une grande fenêtre laisse apparaître une partie du ciel : nous sommes au cinquième étage et il y a beaucoup de lumière. Bambi porte une robe longue fleurie, à manches longues également. La robe marque sa silhouette fine et sa gestuelle délicate.

Bambi : Je vis à Pantin depuis seize ans. J’habitais dans une toute petite ville à trente kilomètres de Paris, en grande couronne. Je m’en sortais très bien mais quand j’ai pris ma retraite, je me suis sentie isolée dans cette grande maison entourée de forêts.

RV : Bambi a aussi deux prénoms, et comme je la rencontre pour la première fois, je ne sais pas par où commencer. Je lui demande d’abord comment elle veut que je l’appelle. 

B : Je ne sais pas, vous m’appelez comme vous voulez. Ma mère m’appelait Bambi. Les gens ont commencé à appeler Marie-Pierre de plus en plus, mais avec cette nouvelle lumière que les médias ont projetée sur moi, je suis à nouveau Bambi.

RV : Les deux noms ont leur propre histoire, origine et voyage. Marie-Pierre est née Jean-Pierre en Grande Kabylie en 1935, et très tôt elle cesse de s’identifier au prénom masculin. Sa mère voulait Pierre car elle aimait bien le nom de son père, et son père voulait Jean car la grande sœur de Bambi s’appelait Jeanne. Elle a donc été baptisée Jean-Pierre, mais elle a insisté pour porter les robes de sa sœur et a rejeté « Jean-Pierre » à l’âge de quatre ans, lorsqu’elle a compris que c’était un prénom de garçon.

Bambi était donc son nom de scène. De son arrivée à Paris et son émancipation à dix-huit ans, jusqu’à la fin de sa carrière, à quarante-quatre ans, elle fut une femme de la nuit, qui chantait et dansait dans les plus célèbres cabarets parisiens de l’époque. . Elle dirigeait les revues chez Madame Arthur, près de Montmartre, et au Carrousel de Paris, notamment lorsqu’il était situé rue du Colisée, dans le 8e arrondissement.

En 2023, alors que les questions de transidentité trouvent de plus en plus de visibilité et d’écho dans les sphères médiatique et sociale, Bambi apparaît comme une pionnière : son parcours de transition débute en Algérie à la fin des années 1930 et se poursuit à Paris où elle commence à travailler comme danseuse sous le nom de Bambi à l’âge de dix-huit ans. Cela l’amène ensuite à se faire opérer à Casablanca en 1958. En 1961, elle obtient le remplacement de son marqueur de genre dans son état civil.

Pour autant, elle ne se considère pas comme « un modèle dans son genre ». Elle a simplement toujours su qu’elle était une femme et a su se donner les moyens de vivre comme telle. Il n’y a jamais eu de doute, ni pour elle, ni pour les gens qui la voyaient dans la rue, habillée en femme à une époque où il était interdit de le faire si ce n’était le sexe qui vous était assigné à la naissance. Dans sa vie, elle a rencontré des gens qui doutaient d’eux-mêmes, regrettaient leurs transitions. Elle a été témoin de voyages chaotiques, qui ont également révélé à quel point cela aurait pu être difficile à l’époque. Quand je lui demande si son parcours de transition a été difficile, elle répond non.

B : Des difficultés… Pour être honnête, je ne sais pas si j’en ai eu. Je les ai peut-être oubliés. Mais j’évoluais dans un milieu précis, celui du spectacle et des travestis. Les travestis nous disaient : vous êtes des femmes, et vous n’avez rien à faire ici, c’est de la concurrence déloyale !

RV : En approfondissant son histoire, elle se souvient des violentes critiques que recevait le cabaret. Ici et là, elle se souvient d’horribles publications à son sujet, mais elle préfère surtout ne pas y penser. Dans un murmure, elle m’a alors dit que si elle avait prêté attention à ceux-là, il lui aurait été impossible de continuer. Mais elle ne se fait pas non plus d’illusions : si les spectacles travestis et ce que l’on appellerait aujourd’hui queerness étaient tolérés, c’est surtout parce qu’ils étaient censés divertir le reste de la société. Faites-les rire et se moquer comme dans un spectacle de monstres. La scène et le maquillage construisent une identité spécifique, une identité qui n’est donc acceptée que pour autant qu’elle joue le jeu de la performance, du ridicule, sous le feu des projecteurs. En coulisses, dès qu’on arrive dans la loge, les choses sont différentes : c’est ce qui distingue Bambi et son amie Coccinelle, autre grande artiste trans de Madame Arthur, des hommes travestis qui se produisent au cabaret.

B : Les gens m’ont dit : si tu sors comme ça et que la police te surprend en portant des vêtements de femme, ce serait violer la loi. Mais quand j’ai commencé, je n’avais pas de vêtements pour femmes. J’avais des vêtements pour la scène, mais pas pour la vie de tous les jours. J’ai dû économiser de l’argent pour en obtenir. C’était difficile car j’étais très peu payé. Mais quand on arrive à Paris à 18 ans et qu’on voit toute la liberté, quand la vie s’ouvre devant soi, peu importe si on ne mange que du pain et du fromage au quotidien, peu importe ! Les œufs durs avec de la mayonnaise me convenaient très bien. Cela a pris du temps, mais au bout d’un an, j’avais déjà des choses qui me plaisaient. C’était à l’époque Noël 1953. En 1956, deux ans et trois mois plus tard, j’ai eu l’opportunité de louer un studio. J’ai demandé à ma mère de venir vivre avec moi. Elle vivait en Algérie, en Grande Kabylie ; puis, début 1956, la guerre d’Algérie commençait déjà à faire peur. Mon père était déjà mort, ma sœur et ma grand-mère aussi. Ma mère et moi étions toutes les deux seules au monde. Lorsque toutes les familles pied-noir (personnes d’origine française et européenne nées en Algérie pendant la période de domination française de 1830 à 1962) sont venues s’exiler en France, nous avons dû les aider. Ma mère n’avait rien, pas même l’aide sociale. Elle vivait chez moi, mais je n’ai pas toujours vécu chez moi : quand j’ai eu un ami, je suis allé vivre avec lui.

J’ai aussi vécu avec Coccinelle. Elle adorait faire scandale, ou faire sensation, elle voulait absolument se faire remarquer. A l’époque nous n’avions aucune publicité pour les spectacles, le cabaret fonctionnait uniquement par le bouche à oreille. Nous avons dû faire de la publicité pour nous-mêmes. Coccinelle me disait : « Allez, lève-toi ! Toi et moi sortons, peut-être que nous rencontrerons du monde ! Je n’avais pas l’habitude de me lever à 2 heures de l’après-midi, mais plutôt à 5 ou 6 heures, car nous travaillions la nuit. C’était très fatigant. Mais elle n’était pas fatiguée du tout ! Nous sortions ensemble, cherchions les moyens de nous faire inviter et prenions le thé à La Marquise de Sévigné, boulevard des Capucines, près de la Madeleine. Dans cette immense maison de thé où tout le monde portait des manteaux d’astrakan, elle se lia d’amitié avec la dame qui s’occupait du téléphone. Quand on appelait, la dame soulevait sa petite planche et criait : « Nous demandons Mademoiselle Coccinelle du Carrousel ! Et elle faisait semblant de ne pas entendre : « On demande Miss Coccinelle du Carrousel ! Les gens étaient agacés parce que personne ne répondait, mais elle poussait tout à coup un grand cri : « Ah ! C’est moi, c’est Hollywood qui m’appelle. Elle connaissait mille façons de se faire remarquer. Sa vie m’a beaucoup amusé, mais j’ai toujours eu un peu peur aussi. Il m’aurait été impossible de faire les mêmes choses qu’elle ! La première fois que j’ai dû monter sur scène, je me suis maquillée dans la loge et la patronne m’a regardé et m’a dit : « Tu vas faire du shopping ? ». C’était une très jolie femme, très stricte, avec un chignon bas sur le cou. J’étais intimidée. Elle m’a dit : « Tu es dans un cabaret de travestis, tu es là pour faire rire les gens. » Je savais que ce n’était pas vrai, mais elle m’a quand même refait mon maquillage. Un travesti était assis à côté de nous et lui donnait des conseils. Il est ensuite devenu un grand maquilleur de cinéma. On le surnommait le « maquilleur des stars », mais personne ne parlait jamais de son passé chez Madame Arthur.

RV : Bambi lève la main sur ses délicats yeux maquillés.

B : La patronne m’a mis des faux cils sur les yeux, aussi longs que ça. J’avais peur, mais elle m’a dit de ne pas m’inquiéter et le travesti a lui-même coupé les faux cils. Quand ils eurent fini, je descendis regarder mon reflet dans le grand miroir de Madame Arthur, avant de monter sur scène. Sous la lumière, je me trouvais très belle ! Je ne pouvais pas me reconnaître.

Au moment de monter sur scène, le patron s’est tenu devant moi de l’autre côté de la scène et le présentateur m’a présenté, mais je ne pouvais pas monter sur scène. Je ne pouvais pas bouger. Le présentateur a prononcé mon nom une seconde fois, mais je ne pouvais toujours pas y aller.

La patronne a traversé la scène, elle est venue vers moi et m’a attrapé la main. Elle m’a dit : « Tu entres. » Elle a demandé à M. Gainsbourg (le père, car c’était le père de Gainsbourg qui jouait du piano chez Madame Arthur à l’époque) de recommencer pour moi l’introduction.

J’ai chanté assez facilement, mais je n’ai pas bougé du tout ! J’étais morte de peur.

C’était affreux, il m’a fallu des mois pour faire le moindre mouvement ! Les gens me disaient : « Mais essaye au moins de lever la main ! »

J’ai toujours eu le trac, sauf lors des spectacles dans lesquels je jouais tous les soirs. Mais ne pas stresser peut parfois être dangereux : une ou deux fois, pendant le spectacle, j’ai oublié les paroles alors que je les connaissais par cœur. Ensuite, il faut s’arrêter et aller voir l’orchestre ou le pianiste et leur demander de recommencer.

J’ai connu deux artistes qui faisaient ça comme une pièce de théâtre avec le public : Edith Piaf et Charles Trenet. Ils faisaient semblant. Edith Piaf disait au public qu’elle avait oublié les paroles, et le public chantait avec elle. C’était un beau moment, mais très audacieux !

Un soir, Charles Trenet et moi avons dîné avec Edith Piaf. Elle racontait des blagues. Elle aimait beaucoup Charles Aznavour, et le soir même Aznavour avait un spectacle dans un cabaret, à minuit. Edith Piaf a demandé : « À quelle heure Charles termine-t-il ? Nous lui avons dit que nous ne savions pas. « Alors, à quelle heure commence-t-il ? » « À minuit », avons-nous répondu. « Eh bien, il aura fini à minuit cinq. »

Edith Piaf, Charles Trenet… c’étaient des superstars ! Et ils s’intéressaient à moi. Trenet m’invitait à dîner et me reconduisait au cabaret. C’était très gentil de sa part.

RV : Bambi rit en évoquant toutes ces scènes qui restent gravées dans ses souvenirs.

B : Lors de ma première année au Carrousel, Coccinelle était la tête d’affiche. Après, notre patron a décidé de faire de moi une autre tête d’affiche, ce qui a permis d’avoir deux concerts, l’un à Paris et l’autre en tournée.

Coccinelle et moi sommes restés de très bonnes amies, même si c’était plus difficile de se voir depuis que j’étais à Paris lorsqu’elle était en tournée, et vice versa. Mais je suis restée très fidèle, car elle m’a en quelque sorte libéré de mes propres inhibitions. C’est grâce à elle que j’ai pris le métro, que je suis sortie voir des spectacles. Elle m’a aidé à m’habiller, mais elle m’a également hébergé et nourri.

Elle a continué cette vie, mais j’avais envie d’en vivre une autre, loin de la foule, en dehors du spectacle, une vie plus ordinaire et plus ordonnée.

RV : A plusieurs reprises, Bambi me raconte qu’elle n’a toujours eu qu’une seule envie : s’intégrer pleinement, faire partie de la société. Mais en faire partie telle qu’elle est – en tant que femme. Son attirance pour la norme, dans l’esprit des années 1950 par lesquelles elle a opéré son changement d’état civil, est certainement ce qui la distingue le plus des mouvements queer actuels, même si cela ne l’empêche pas de mettre des étincelles et des paillettes dans les yeux de la jeunesse d’aujourd’hui. A 33 ans, Bambi obtient son baccalauréat et poursuit ses études de lettres à l’Université, et à 44 ans, elle quitte le monde de la nuit, convaincue depuis toujours que la nuit n’est pas éternelle. 

B : Je pensais qu’un jour je devrais arrêter, que je devais faire quelque chose de moi-même et retourner travailler. Durant mes années de Sorbonne et mes années de stage en tant que professeur, je travaillais encore au cabaret. J’espérais qu’on ne me reconnaîtrait pas, car lorsque j’ai eu le baccalauréat, je portais un maquillage très épais, des perruques sur scène, je laissais pousser mes cheveux et je portais un bandeau en dehors de la scène, ce qui était à la mode à l’époque. Pourtant, j’étais terrifiée à l’idée que quelqu’un me reconnaisse. Si une telle chose s’était produite, ils ne m’auraient pas laissé poursuivre une carrière d’enseignant. On m’a dit que j’aurais dû raconter mon histoire dès mon entrée dans l’Éducation Nationale, mais ce n’est définitivement pas le cas ! Je suis entrée dans l’Éducation nationale justement pour être tranquille, pour être anonyme et mener une vie régulière parmi d’autres.

Je ne pense pas que la vie de cabaret soit une vie durable. Je me couchais à 5h du matin ! Quand j’ai commencé à travailler au Carrousel, les gens faisaient la queue jusqu’au boulevard de Clichy, et ce jusqu’à 2 heures du matin. Le Carrousel était un endroit très beau, élégant, sérieux… Nous avions des musiciens, les gens écrivaient pour nous… Mais petit à petit, lorsque le Carrousel s’est installé à Montparnasse, il s’est dégradé. C’était moins élégant, c’était plus petit. Et les artistes ont commencé à se mêler au public. Il y avait beaucoup de cabarets à Paris, le Lido, le Crazy Horse, où les artistes ne se mêlaient jamais au public. Mais lorsqu’ils ont commencé à le faire, le raffinement du Carrousel s’est effondré. J’ai dû fuir.

J’ai dû partir de toute façon. Je m’étais toujours dit qu’à partir de trente ans, on n’était plus si jeune, mais j’ai changé d’avis avec le temps ! J’y suis restée jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans. Je pensai alors que le cabaret ne pouvait m’apporter rien de plus que ce qu’il m’avait déjà donné ; sauf désillusion peut-être. J’ai disparu du jour au lendemain. A part deux ou trois personnes que j’avais prévenues au dernier moment, les autres se demandaient simplement où j’étais allée.

RV : Dans la vie de Marie-Pierre, il n’y a pas eu d’autre changement d’identité que celui de la vie nocturne à l’instruction publique ; des projecteurs de la scène à l’intimité retirée de la littérature. En regardant ses yeux perçants et délicats en amande, ses traits élégants et le sourire qui les étire, je ne peux m’empêcher de penser que je regarde plusieurs femmes, alors qu’un sentiment d’élégance unique circule d’un monde à l’autre. C’est d’un monde à l’autre que les questions se posent et répondent.

B : Ma thèse portait sur Proust. Je voulais que mon sujet porte spécifiquement sur son sens de la moralité. Proust plaisante, il ne condamne pas… Pas même l’homosexualité de Saint-Loup, qui est en un sens ce qui permet au personnage de se transformer en héros de guerre, tant ses actions sont motivées par le désir de briller, par l’amour de Hommes. Ainsi, cela devient une qualité plutôt qu’un objet de condamnation. La seule condamnation concerne la vie de Swann, tout autant que celle de Charlus. Ces deux personnages sont faits pour être artistes et créateurs, ils ont tout pour cela, mais par paresse ils n’essaient même pas parce qu’ils mettent la vie mondaine et romantique avant tout. Tout vient en premier et avant l’art. La seule morale pour Proust se trouve dans l’art. 

RV : De Cherbourg à Garges-Lès-Gonesse, elle a transmis son amour de la littérature à ses élèves. Marie-Pierre Pruvot aimait être pédagogue et a laissé sa vie de danseuse derrière elle. Elle craignait simplement d’être reconnue, pour sa carrière dans le spectacle plutôt que pour son parcours de changement d’état civil. Si cela avait été su à l’époque, elle aurait été contrainte de quitter l’Éducation nationale.

B : Je suis restée deux ans dans la banlieue de Cherbourg, puis j’ai demandé à travailler à Paris ou à proximité. Quand j’ai été envoyée à Garges-Lès-Gonesse, j’ai paniqué car j’avais lu un gros article intitulé « être collégien à Garges-Lès-Gonesse » qui disait les pires choses. En fait, je m’y suis tellement bien habituée que je ne voulais plus partir. Vous deviez naturellement maintenir votre autorité sur votre classe. Les pauvres collègues qui n’y parvenaient pas étaient très mécontents. Mais j’ai commencé ma carrière par des stages et de la supervision, et j’ai appris à parler à une classe, à soutenir les étudiants et à enseigner. Aujourd’hui, le système de l’Éducation nationale ne soutient plus autant les nouveaux enseignants et les conditions de travail se sont nettement dégradées. Mais ce n’est pas seulement dans l’éducation, c’est toute la société qui a changé ainsi. Peut-être que tout cela vient du relâchement scolaire.

Au début, quand j’allais à l’école quand j’étais enfant, je détestais ça. Ma mère était très stricte à propos de l’école. Pour le reste de ma vie, elle m’a laissé faire ce que je voulais, mais elle a insisté pour que je fasse mes devoirs, que j’apprenne les leçons par cœur…

RV : Lorsque la sœur de Bambi est décédée des suites d’une épidémie à Alger alors qu’elle avait une dizaine d’années, la mère de Bambi ne s’occupait plus autant de sa plus jeune fille et de ses devoirs scolaires qu’avant. Il faudra encore un an pour qu’un double départ se produise : sa mère reprend ses esprits, s’investit à nouveau dans l’éducation de sa fille, et Bambi se retrouve dans un meilleur état d’esprit.

B : Une fois que j’ai compris, j’ai commencé à aimer l’école. Mais cela m’a pris des années. C’est arrivé à l’âge de onze ans. Mais ça m’a ravi. C’est un énorme soulagement quand on aime enfin l’école. Il y avait beaucoup de cours qui me passionnaient. 

En enseignant, notamment en 6e, j’ai remarqué que j’utilisais des techniques que j’avais apprises de mes anciens professeurs de collège. J’aime toutes les classes, mais j’ai préféré enseigner au collège, et petit à petit je me suis rendue compte que c’est peut-être en 6ème qu’on est le plus utile en tant que professeur. Un élève qui vient de l’école primaire et arrive en 6ème est toujours perdu. Les parents non plus n’arrivent pas à suivre, surtout lorsqu’ils ne parlent pas français. Vous devez tout leur apprendre. Comment couvrir un livre, avoir son carnet de correspondance, présenter ses papiers… Ils essaient de tricher, ils arrachent une page de leur carnet de correspondance, vous les surprenez en train de le faire…

Cela ne sert à rien d’enseigner uniquement en jouant. Parce qu’on apprend non seulement des matières, mais on apprend aussi la rigueur, le suivi, l’effort.

RV : Bambi me raconte comment la littérature s’entremêle doucement avec la vie, à travers l’école et la famille. C’est comme un rythme parallèle dans lequel les souvenirs de la vie se croisent avec ceux des personnages ; les temporalités des romans perturbent la séquence de la réalité.

B : Bossuet, Pascal, Stendhal… Quand mon père est mort, je lisais Stendhal. J’ai lu des livres à la mode quand j’avais seize ou dix-sept ans, comme André Gide et Van Der Meersch qui était très célèbre à l’époque. J’avais environ vingt-cinq ans lorsque j’ai commencé à lire Proust, et c’est grâce à Proust que j’ai découvert une autre littérature.

RV : Elle dit qu’avec le temps, son écriture a changé. Elle n’a pas écrit pour inventer des histoires, mais plutôt pour partager les siennes, déjà si riches, entre les mondes, de l’Algérie à la France, de la nuit à l’école. Et au-delà, c’est un jeu de littérature, d’imaginaire se brodant entre fiction et réalité. Elle me raconte qu’écrire sur sa propre histoire de vie impliquait de parler de toutes les autres vies qu’elle avait rencontrées. Cela signifiait écrire sur les autres, écrire des choses parfois intimes et donc à protéger. Pour raconter ses souvenirs, elle doit en inventer des parties, les ajuster et les reconfigurer, saboter la vérité pour épargner ses proches. Cependant, à mesure que le temps passe et que les souvenirs qu’elle raconte s’éloignent de plus en plus du présent, elle se rapproche de la réalité, a moins besoin d’invention. Elle a de moins en moins peur de blesser les gens et continue de raconter son histoire. Son écriture a cette élégance de délicatesse adressée aux personnes qu’elle a aimées, aux compagnons de sa vie. Lorsque Bambi se souvient de son enfance, de sa carrière de danseuse, de ses études, des livres et des histoires qui l’ont accompagnée, elle se souvient qu’elle écrivait aussi.

B : J’ai écrit entre treize et seize ans. J’ai arrêté parce que les problèmes personnels auxquels je devais faire face me dévoraient et que je ne pouvais plus me consacrer à autre chose. C’est pour ça que j’ai abandonné le lycée, que j’ai fugué et que je suis parti à Paris. Je suis revenue parce que je n’avais pas encore dix-huit ans, et je suis repartie plus tard, cette fois sans m’enfuir. J’ai quitté l’Algérie avec deux livres : j’ai emmené La Fontaine avec moi.

J’ai découvert plus tard un auteur dont je suis tombée complètement amoureuse : Saint-Simon. Saint-Simon me fait mourir de rire ! Il est dans la démesure et l’hyperbole jusqu’au bout et raconte des histoires tellement drôles ! J’ai donné ses textes en deuxième et en première année.

Et Diderot ! Jacques le Fataliste est un roman prodigieux. C’était dans mon programme d’agrégation, donc je l’ai beaucoup étudié. Diderot démonte toute la technique du roman : « Cher lecteur, je pourrais très bien inventer une tempête pour empêcher Jacques et son Maître de sortir, mais non, je ne ferai pas ça. »

RV : Jacques, tu me racontes tes histoires d’amour ? Bambi éclate de rire. Elle aime rire avec la littérature, qui la transporte dans toute l’étendue des sentiments humains.

B : Ah, la littérature…

RV : Derrière elle et face à moi, j’aperçois une ligne de Pléiades. Le cuir sombre et les nuances délicates de leur dos composent un vaste tableau d’un bout à l’autre de la pièce : rouge vénitien pour le XVIIe siècle, vert émeraude pour le XIXe siècle, Havane pour le XXe siècle. Comme Marie-Pierre – Bambi, les livres portent un autre petit nom familier ; le nom populaire de bouquin, dérivé de l’anglais « book ». Le français est la seule langue où existe un mot aussi affectueux. Au moment où nous parlons, nous sommes entourés des bouquins de Bambi.

B : J’ai grandi en écoutant ma mère, ma sœur et ma grand-mère me lire des livres. Même aujourd’hui, j’aime quand quelqu’un me fait la lecture. Au Carrousel, je suis restée assez longtemps sans lire. J’ai rencontré un homme qui s’est attaché à moi et qui voulait me faire sortir du cabaret, notamment en me présentant Jean Genet. Un jour, alors que j’avais un accident de voiture, il est venu chez moi et m’a demandé de me faire la lecture. Il avait choisi des extraits de Swann amoureux ; c’est lui qui m’a donné cet amour pour Proust qui a changé ma vie. Proust m’a bouleversé. Tout me semblait familier. J’ai vécu tout ce qu’il a écrit.

J’ai comparé Swann à cet homme qui me lisait chez moi. Bien sûr, j’ai eu des sentiments amoureux à certains moments de ma vie, mais j’ai trouvé que dans les écrits de Proust, tout semblait très vrai ; sentiments humains, humour blasé, jalousie… Le livre se termine par cette phrase : « penser que je voulais mourir pour une femme qui n’était pas mon genre ! »

RV : Nous avons toutes les deux ri. Cette phrase même, avec son humour, sa douce ironie et son double sens, ce qu’elle dit de l’amour, aurait pu être écrite par Proust pour Bambi. Je vois de légères larmes dans ses yeux, des larmes de rire et d’émerveillement, recueillies aux croisements de la poésie, de la danse, du jour et de la nuit, du passé et du présent. Derrière elle se dressent les souvenirs infinis d’une vie qui en contient bien d’autres, et devant elle, le monde inépuisable de la littérature.

Pour en savoir plus : SSWA Magazine

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